OZONE. MON PÈRE, par Françoise Monfort

Enfant je sentais l’ozone.
C’est ce qu’affirmait mon père quand il me humait le cou.
Tout le monde aime l’odeur de l’ozone, ce parfum qui flotte dans l’air pendant la pluie et après l’orage. Il rend heureux sans qu’on sache bien pourquoi. Peut-être parce qu’il est chargé de promesses, d’un renouveau après la foudre et les grondements du tonnerre. La fin de la colère des dieux  ? Les premiers hommes attendaient-ils ce signal olfactif pour quitter leurs cavernes après l’orage  ?
Mon père aimait ce parfum dégagé par ma peau. Il me réclamait les poutous que ma mère ne lui faisait pas et que je lui donnais à contrecœur, l’initiative ne m’appartenant pas. Mon père, la dernière fois que je l’ai vu à la maison de retraite, m’a tendu la joue en fermant les yeux dès qu’il a entendu ces deux syllabes. Pou-Tou. Comme un rébus ou une chanson. Les deux syllabes avaient trouvé leur chemin jusqu’à son cerveau décimé par la maladie. Je les ai répétées plusieurs fois. Ce son-là lui disait encore quelque chose. Je me suis penchée au-dessus du fauteuil sur lequel on l’avait attaché, nos visages se frôlaient. Pendant que je l’embrassais, le regard de moins en moins vague, il souriait, son sourire d’enfant quand il parvenait à chasser les nuages qui avaient assombri notre vie, quelque chose de si tendre et de si vaste dans mon souvenir. Un infini.
Il était vraiment avec moi. Même s’il ne parlait plus, avait oublié mon prénom, mon visage et le fait que j’étais sa fille. Durant un instant tout a dû remonter en lui comme au réveil d’un rêve profond. Est-ce que tout le film a défilé dans sa tête  ? Son métier de dermato-vénérologue porté aux nues, exercé à domicile au détriment de sa famille. Son statut d’époux et de père de famille qu’il n’avait pas toujours su incarner, son enfance qu’il disait mélancolique.
Je m’en foutais du passé, de tout. A cet instant seul comptait son amour pour moi, et le mien pour lui. Il me fallait le ressentir une dernière fois. J’ai pressé son front contre le mien. Une étincelle a fait briller son regard. On a fini par en rire tous les deux, à s’étouffer dans notre fou-rire.
C’était un cadeau et il fallait le prendre comme tel.
Il avait l’habitude de mettre la tête en arrière pour laisser son rire exploser rien que pour le plaisir, poussant son rire comme on pousse une chanson. Ce n’est pas sa blague, parfois douteuse, qui me faisait rire mais bien son appel à me joindre à lui. Ce qui entraînait chez moi de délicieuses crampes abdominales. Celles-là même que je ressentirai dans des orgasmes.
C’était sa manière de célébrer la vie contre le néant. Je l’avais ressenti dès l’enfance, compris à l’adolescence. Cette vision du monde nous rapprochait tout en nous éloignant de ma mère, de sa métaphysique du petit Jésus crucifié au-dessus du lit conjugal. De sa Vierge de plastique fourrée à l’eau bénite. Ça faisait plaisir à papa. J’avais choisi le rire sans rien savoir de sa fugacité, ni de sa rareté.
A la maison de retraite, je pensais à ces moments partagés alors que nous nous retrouvions follement heureux dans un espace à nous deux. Puis à nous trois.
André était là, aussi  : il a commencé à avancer vers nous, discrètement d’abord (il n’osait pas, je l’observais du coin de l’oeil, toujours un peu entravé). Puis il s’est laissé gagner par notre hilarité.
Je me suis tournée vers lui, exultant de joie mais muette.
André était le seul homme avec lequel je partageais des orgasmes se terminant par un fou-rire irrépressible, aux limites de la douleur, déclenché par l’écho de nos cris de bêtes.
Une autre célébration de la vie contre le néant.
Après avoir assisté à mes déconfitures réitérées («  ma pauv’ fille t’as pas d’chances avec tes jules  ») mon père me pensait peut-être heureuse avec un homme. Un homme dans les yeux duquel je l’avais vu, lui, mon père, dès les premiers instants de notre rencontre.
Ils sont longtemps restés liés dans mon esprit, même après notre séparation, sans que j’en identifie les raisons.
Le vieil homme a essayé soudain de se redresser sur son fauteuil malgré sa faiblesse et de ses liens. Son regard, toujours vivant, a fixé longuement mon compagnon. Ses bras se sont ouverts, puis ses mains, il a relevé les épaules. Dans cette attitude des images de Jésus pour missel, au milieu de ses apôtres, celui qui prêche la bonne parole.
-J’ai fait ce que j’ai pu, lui a-t-il déclaré avec sa voix d’avant.
Et il a haussé les épaules.
Il parlait de moi, je le sais. Son testament.
Ce fut notre dernier fou rire, il n’en eut certainement pas d’autre, et les derniers mots que je l’ai entendu prononcer. Puis nous avons recommencé notre petit jeu poutous tous les deux, joue contre joue, front contre front. Sa peau était douce comme celle d’un enfant, même sa barbe oubliait de pousser. Sa colère avait aussi disparu dans le naufrage. Je crois qu’on aurait pu y passer des heures. Et puis, une alarme a sonné à l’intérieur de moi, comme un compte à rebours, j’ai eu peur qu’il ne retourne à son néant avant mon départ. J’ai choisi de lui dire au revoir comme ça.
Nous nous sommes quittés comme ça.

Quand je l’ai revu trois mois plus tard il était couché dans son cercueil à la maison de retraite. Tout l’organisme avait flanché, un rein ne fonctionnait plus, on ne l’avait pas fait durer plus longtemps. Tremblant de froid à claquer des dents dans les jours précédant son décès il avait fallu l’envelopper dans une couverture chauffante.
Ma mère avait vécu cela seule, jugeant qu’il n’était pas utile de nous déranger.
Nous attendions la nouvelle, elle était arrivée un lundi peu après minuit  :
-C’est fini, Papa est parti a déclaré ma mère dans le téléphone.
Le choc, comme une bourrade invisible lorsque j’ai découvert sa dépouille sur le satin blanc synthétique. Un torrent de larmes m’a submergée en une fraction de seconde. Tout s’est mis à vaciller autour de moi. J’ai cru que je n’allais pas réussir à tenir debout plus longtemps, une tenaille me broyait les entrailles, des rigoles de sueur glacée coulaient de mes omoplates vers le creux du dos.
Ma mère m’a attirée vers elle.
-Allons, Caroline  !
Même s’il était celui d’une injonction -«  tiens-toi bien  », il y avait de ça- ce ton si surprenant de fermeté et de courage chez elle m’a aussitôt apaisée comme par enchantement. Sa religion. Pour une fois elle avait produit son effet. Et sa compassion aussi.
Dans les grands moments on pouvait donc se comprendre, la naissance et les premières années de ma fille me l’avaient déjà prouvé.
C’est elle, sa solidité alors qu’elle venait de traverser ces terribles années, qui m’a donné la force de contrôler mes tremblements, de retirer les mains de mon visage dans lequel je m’enfonçais comme pour y disparaître.
J’ai pu m’approcher du défunt. Il me fallait le toucher une dernière fois, m’imprégner de lui avant que le couvercle se referme. Trois jours après son décès ses mains n’étaient pas plus froides qu’elles n’avaient été les dernières années de sa vie. Je les ai caressées avec le revers de la mienne, puis sa joue, si douce. Les regrets de circonstance sont entrés en scène  : ne pas avoir profité davantage de lui, de son humour de carabin et de gamin abandonné à lui-même dans les rues d’un port breton. Oubliées sa violence, la mienne tout aussi inouïe, oublié tout. C’était terminé.
Rideau  ! L’une de ses expressions favorites. Avec l’intonation d’un Julien Carette chez Renoir ou Duvivier. Il lui ressemblait d’ailleurs, en moins retors mais avec une même gouaille quand il était en verve.
Mes frères se sont approchés et ont osé à leur tour.
Mon père parti, je restais la seule à être tactile dans la famille.
Puis les croque-morts nous ont invités à quitter la pièce.

En pénétrant dans la petite église romane du village, j’ai chuchoté à ma mère  :
-Je peux te prendre par le bras  ?
Elle a hoché la tête comme un signe d’intelligence entre complices et nous avons avancé vers l’autel, suivies par mes frères, les trois petits-enfants et un maigre cortège.
Au cours de la messe le curé a enclenché son magnétophone non sans mal. Un crincrin hors d’âge à tuer dans l’œuf toute velléité d’épanchement. Bach. La Passion selon Saint-Jean. Jean, comme mon père. Puis, la messe dite (beaucoup sur la chose religieuse mais si peu sur le défunt), nous avons pris la direction du funérarium à une centaine de kilomètres de là.
Par chance,  il fallait accompagner ma tante à la gare et nous avons fait faux bond au corbillard.
On a erré ensuite dans les faubourgs de Saintes à la recherche du funérarium.
L’usine à flamber les morts se trouvait dans la zone industrielle à l’écart de la ville. Un bâtiment neuf décoré à moindres coûts style agence bancaire, cloisons confidentialité, trois ficus et une machine à café. Même ambiance : musique d’ascenseur éthérée, personnel en costume et chaussures bon marché maniant la langue de bois acquise au cours de formations accélérées.
«  Ne vous inquiétez pas, la mort c’est notre business  ».
Par chance, à notre arrivée, le travail était déjà fait.
Pendant que nous attendions en famille, je pensais aux bons vieux cimetières, à leur silence entrecoupé de bruit de pas sur le gravier, aux tombes recouvertes de mousse ou de roses en plastique, aux plaques gravées, aux photos sur émail passées.
A mon père adoré…
Tout ce folklore m’apparut alors dénué du kitsch qu’on lui attribue. Je n’y voyais plus que cette atmosphère de recueillement modeste mais digne du cimetière de l’île de Molène. Ce décor de granit, les tombes minuscules pour les enfants, un carré réservé aux morts du naufrage d’un steamer anglais. La bravoure des Iliens leur avait valu d’être honorés par la reine Victoria. La mémoire des morts prenait un sens là-bas. Attendre ici revint soudain pour moi à une incongruité, un malentendu. Je me retrouvais dans un fast-food alors que je m’imaginais aller au restaurant, et pas la dernière des gargotes.
Enfin, le préposé nous a rapporté les cendres paternelles dans un grand vase bleu nuit au couvercle bordé d’un filet d’or. Benêt mais solennel il portait l’objet sous le bras comme un gros œuf de Pâques.
Un de mes frères l’a embarqué dans sa voiture et nous sommes repartis dans la nuit brumeuse et grasse de novembre.
Entourés par la campagne sans lune, nous roulions sur l’autoroute puis la départementale dans un trajet quasiment rectiligne. Silencieuse, je regardais la route s’éclairer devant nous à la lumière des phares, obsédée par l’idée que vivre revenait à ça  : rouler sur une route indifférente au fait que l’on s’arrête un jour à court de carburant.

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Hommage à Eva Eyquem (Nuremberg, 20/10/2018)

Causerie prononcée à la Lehrstuhl für Kunstpädagogik de la Friedrich-Alexander Universität d’Erlangen-Nürnberg

Je voudrais tout d’abord remercier Sabine Richter et Susanne Liebmann-Wurmer de m’avoir invité à ce symposium. Les souvenirs qui les lient depuis des années à l’œuvre pédagogique d’Éva Eyquem ont tissé entre nous des liens très forts. C’est à ces attaches affectives que je songe avant tout en cet instant, puisqu’il n’est pas question pour moi d’empiéter sur les interventions des universitaires ici réunis. À eux d’apporter à ce symposium un regard professionnel.
Comment, alors, vous parler d’Éva moi qui n’ai été ni son élève, ni son disciple, ni son collègue ? Comment vous en parler autrement qu’en fils? J’ai été, et je reste en effet ce fils, et elle fut et reste pour moi la plus tendre des mères, la meilleure des amies. Je la retrouve parfois en rêve, aussi attentionnée, aussi active, aussi joyeuse et optimiste que je l’ai connue. Le dialogue entre nous semble ne n’être jamais rompu.
Mais, sortons du registre intime pour partager avec vous certaines impressions qui vous permettront peut-être de capter quelques facettes de la personnalité d’Éva Eyquem. Pour cela j’ai choisi deux IMAGES que je trouve particulièrement éclairantes

PREMIÈRE IMAGE

J’aimerais, pour commencer, évoquer une image qui me touche particulièrement. On voit sur cette photo des années 1920 une petite fille de cinq ou six ans, paisible et souriante. Assise à une table de travail, je la sens totalement concentrée sur sa tâche du moment : découper des petits morceaux de papier qu’elle va ensuite disposer en fonction d’une logique qui lui est propre. On devine, à son visage, qu’elle a déjà une idée concrète, structurée, fort précise de cet assemblage. Mais son attitude très confiante indique aussi qu’elle s’est donné une marge de manœuvre suffisante pour accueillir toute idée nouvelle que fera surgir son geste. La pensée chez cette petite fille si douée EST déjà action, et le geste doit savoir s’adapter instantanément à l’inspiration du moment sous peine de se tarir.
Je ne pense pas surinterpréter cette photo à la lumière de ce que je sais d’Éva. J’ai l’intuition qu’il s’agit d’une image originelle qui capte fidèlement sa personnalité naissante et certains traits fondamentaux qui vont la caractériser dans sa vie adulte.
Parmi eux, la conviction que le JEU et le TRAVAIL sont étroitement unis ; qu’ils méritent une égale attention, un même sérieux. Le jeu ne nous apporte rien, ne nous enrichit pas s’il exclut l’attention, voire l’effort, et s’il ne tend vers un but. À l’inverse, le travail n’est fructueux, intellectuellement bénéfique, que lorsqu’il contient une part de jeu, fait appel à notre créativité, à notre initiative, c’est-à-dire finalement à notre LIBERTÉ. Je pense que les cours d’Éva réservaient une place dominante à ces deux notions, et que les exercices qu’elle proposa à ses étudiants les unissaient étroitement. D’où le succès de son enseignement qui était avant tout une pédagogie de la liberté et de l’ouverture au monde sensible.

LA DEUXIÈME IMAGE

Je voudrais maintenant vous parler d’une autre image. Je vous invite à faire dans l’espace et le temps un saut d’une soixantaine d’années. Suivez-moi, si vous le voulez, dans une maison de Picardie à la création de laquelle Éva a consacré des années d’efforts. Cette maison, elle « l’habite » encore près de dix ans après sa mort. Son histoire mouvementée mériterait de longs développements, mais je souhaite arriver directement à ce souvenir dont j’ai gardé une image mentale aussi nette que la photo de la petite fille.
Nous sommes dans les années 1990. J’ai installé dans le grenier de Verderonne un bureau que j’utilise cinq mois par an. Éva y a son propre espace de travail, séparé du mien par une porte vitrée. Depuis ma table, j’observe parfois le rituel immuable de ses arrivées. Elle amène avec elle ses notes, quelques photos, un bloc-notes et un ou deux livres de référence. Elle ferme la porte, fait le vide devant elle et après une petite minute de réflexion commence à noircir du papier à un rythme soutenu, sans « repentir » ni hésitation. Sa pensée se déploie avec une extrême clarté, sans effort apparent. Au bout d’une heure, elle s’arrête, descend à la cuisine ou au jardin, pour se détendre ou vaquer à quelque tâche ménagère, avec la même calme détermination. Elle a l’art de compartimenter son temps, ce qui lui permit de s’occuper de son père alité, hébergé chez nous depuis 1954, tout en travaillant chaque jour à la galerie Maywald, où elle organisa quelques mémorables expositions.
Je ne connaissais pas à cette époque la photo de la petite fille, mais l’analogie me sauta immédiatement aux yeux à 80 ans de distance, tant les « méthodes » se ressemblaient.
Entre-temps, il y eut, l’espace d’une vie, la découverte d’un mentor, l’exil, l’apprentissage d’une nouvelle langue, l’adoption d’un autre pays qu’elle aimerait pour tant de raisons : son art de vivre, sa nonchalance, son humour souvent tordu qui la faisait rire aux éclats, ses merveilleuses montagnes et bien d’autres choses.
Éva savait s’adapter aux circonstances les plus diverses, comme guidée par un fil d’Ariane tissé dès l’enfance. Elle avait aussi une remarquable facilité de contact, une curiosité perpétuellement en éveil, une tendance naturelle à faire confiance à autrui. Cette ouverture à l’autre ne fut, à ma connaissance, jamais déçue, car elle était immédiatement ressentie par ses interlocuteurs. Parmi des dizaines d’exemples dont je puis témoigner, je citerai son dialogue intuitif avec ce vieux menuisier de Picardie, chargé de construire une table et un buffet pour notre maison de campagne. Cet homme n’avait travaillé jusqu’alors que dans ce style traditionnel et simili rustique qu’affectionnent, hélas, tant nos compatriotes. Il comprit parfaitement ce qu’elle voulait et trouva les matériaux, les formes et les proportions qui s’intégraient au mieux cet environnement hypermoderne. J’ai un souvenir ému de cet artisan proche de la retraite, de sa fierté d’avoir créé, sous l’inspiration d’Éva, quelque chose de radicalement nouveau. Je suppose que quantité d’élèves d’Éva ont ressenti le même bonheur.
TRANSMETTRE fut en effet la grande aventure de sa vie, commencée dans son Japon natal, concrétisée dès l’âge de 18 ans, et reprise après une très longue parenthèse. N’exprimant jamais la moindre nostalgie pour ce pays, qui l’avait profondément marquée, elle en garda le meilleur sans chercher à y retrouver ses racines. Comme toutes les bonnes grimpeuses, elle préférait toujours aller de l’avant. Elle le fit également après avoir du rompre avec l’Allemagne, et n’en fut que plus heureuse de renouer avec la langue de ce pays, puis de se voir proposer à Nuremberg un travail pédagogique régulier, complémentaire de celui de la Sorbonne. La bienveillance extrême des nombreux amis qu’elle se fit dans votre ville lui permit de s’y sentir pleinement à l’aise. Chaque séjour à Nuremberg fut ainsi l’occasion d’une belle aventure humaine, riche de sens et d’émotions. J’aimerais aujourd’hui vous dire combien tout cela compta pour elle et, indirectement, pour moi. Je suis profondément heureux que ce travail connaisse, grâce à Mesdames Sabine Richter et Susanna Liebmann-Wurmer, un prolongement tangible et vivant, et me réjouis que ce symposium ne soit pas simplement une célébration mémorielle ; qu’il soit un nouveau jalon dans un TRAVAIL collectif, désormais INCARNÉ comme nulle part ailleurs.

 

Olivier Eyquem

   

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Jean-Claude Missiaen : LE CINÉMA EN HÉRITAGE – Mémoires

Cela pourrait s’appeler « Dictionnaire amoureux du cinéma » ou, mieux encore , « Dictionnaire d’un amoureux du cinéma », tant la passion du septième art l’anime. Passion contractée dès l’enfance avec la découverte éblouie des salles populaires d’après-guerre ; passion mûrie à l’adolescence, puis consolidée et armée par l’écriture et le contact direct avec le monde de la critique. Passion qui s’ouvrira patiemment quelques années plus tard un passage réussi vers la mise en scène.
Ce livre, vibrant d’un amour inentamé pour l’art de l’image mouvante, s’adresse autant au cœur qu’au sens esthétique du lecteur/spectateur. Il nous fait partager les émotions « raisonnées » de son auteur, et mieux encore les explicite. Je recommande à cet égard les lignes que Missiaen consacre à la mise en scène d’Anthony Mann. Elles nous en apprennent plus sur ce maître du western que bien des textes de facture « universitaire » par une approche « physique », intuitive, quasi charnelle, chevillée à la sensibilité profonde de l’auteur.
L’amour du cinéma, chez Missiaen, a pris une tournure « militante » lorsqu’il s’est agi de mobiliser une grande presse myope, paresseuse, encore indifférente à tant d’auteurs fondamentaux. Un énorme travail s’accomplit alors sous l’impulsion des « mousquetaires » Missiaen, Tavernier, Rissient, Mizrahi, qui réussirent à mettre les pendules à l’heure avec une ténacité « beyond the call of duty », qui transcendait leurs simples obligations professionnelles.
On trouvera une trace très vivante des campagnes de presse menées par Missiaen avec une fougue contagieuse. Pas besoin, pour s’y intéresser, d’aimer ou admirer un Leone, un Winner, un Bronson car il y a toujours à glaner dans ces pages nourries d’une chaleureuse empathie. Mais le plus intéressant se situe à mon avis dans les évocations intimistes d’un Sautet, d’un Montand, d’un Gabin… et de tant d’artistes devenus pour lui des frères ou parrains d’élection ; et dans les lignes si tendres que lui inspirent Romy, Cyd, Sylva… autant que Burt ou Alan (Ladd). Ici affleure une émotion pudique qui ne laissera aucun lecteur indifférent.
Dois-je ajouter que je suis depuis cinquante ans l’ami de Jean-Claude, et que cette amitié ne conditionne ni n’altère en rien mon jugement.

Olivier Eyquem

Riveneuve. Collection Cinéma. Archimbaud éditeur, 2017. 34 €

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ENTRETIEN AVEC ALFRED EIBEL à propos de « Fritz Lang ou Le dernier bond du Tigre »

LANG VON H BERLIN APPT.

 

Q – À QUAND REMONTENT VOS PREMIERS CONTACTS AVEC FRITZ LANG ?

A – Cela débuta par une lettre où j’exprimais mon désir de lui consacrer un livre qui se composerait d’entretiens et de documents rares datant aux années Vingt. Lang m’a répondu qu’un tel projet lui semblait inutile car Luc Moullet venait publier son « Fritz Lang » chez Seghers. J’ai donc provisoirement laissé tomber …

Un mois plus tard, Lang m’invita dans un grand hôtel parisien, pour me dire qu’il était finalement tenté par l’idée de réunir une série documents anciens et rares. Il s’est offert à m’en fournir lui-même certains, « qui donneraient à ce livre  une incontestable originalité ». À partir de là, nous avons eu une série d’entretiens.

Q – QUELLE ÉTAIT LA TONALITÉ DE CES ÉCHANGES ?

A – Assez formelle, au début. Après un premier envoi de documents allemands que j’avais réunis, Lang m’aida à en trouver d’autres et me permit de prendre contact avec des témoins de l’époque allemande. Nos premières lettres étaient purement « business ». Il me donnait du « Monsieur Eibel » et se montrait volontiers autoritaire, voire cassant : « Vous ferez ainsi, et pas autrement ! ». Heureusement, Lang s’est piqué au jeu. Il trouvait toujours du nouveau à ajouter à ce livre, signe de l’intérêt qu’il y prenait ; cet ouvrage est autant le sien que le mien.

Q – VOUS AVEZ EU AVEC LUI DES RAPPORTS « PRIVILÉGIÉS », SURTOUT PAR COMPARAISON AVEC CE QU’ENDURÈRENT CERTAINS CRITIQUES, DONT LA PAUVRE LOTTE EISNER…

A –Le fait que lui et moi fussions natifs de Vienne à pu jouer, ainsi que le fait qu’il me considérait comme un adolescent timide, trop fragile pour le contredire. Cela l’incitait à être très directif à mon égard, ce qu’il n’aurait pas fait avec quelqu’un de plus assuré.

Madame Eisner avait, comme moi, l’avantage de parler allemand, mais elle se livrait à certaines interprétations du cinéma Langien que celui-ci réfutait sèchement : « Tu n’as rien compris, ce n’est pas du tout ça », et comme elle revenait sans cesse sur « Les Trois Lumières », il a fini par lui lancer « J’ai AUSSI fait d’autres films ! » Lang n’était pas très agréable, avec quelque critique que ce soit. Je me souviens qu’il envoya bouler deux jeunes pleins de bonne volonté, en leur disant « Vous ne savez pas comment j’organise (zerlege) ma mise en scène », ce qui coupa court au dialogue.

Q – ÉTAIT-CE UN REJET « DE CIRCONSTANCE » OU UN REFUS DE LIVRER LES « CLÉS » DE SON ŒUVRE ?

A – À mon avis, c’était un rejet de principe, car j’ai assisté deux fois au même genre de scène. Une fois, il entra en fureur parce qu’un de nos critique avait cru voir dans le pied-bot du DIABOLIQUE DR. MABUSE une projection de Lang. A posteriori, il me semble que cette interprétation mérite d’être prise en considération, car on trouve dans l’œuvre de Lang de nombreuses projections de sa propre personnalité, dans des contextes très divers. Il y a, par exemple, une dimension voyeuriste dans son cinéma, qu’on retrouve dans sa curiosité omnivore à l’égard des gens qu’il croisait dans la vie. Se comparant volontiers à un cyclope collant son œil aux serrures, il voulait TOUT savoir des autres, jusqu’à leurs activités sexuelles. Des détails a priori insignifiants le fascinaient.

Q – VOUS CITEZ UNE PHRASE DE LANG QUI ME FAIT BEAUCOUP RIRE : « ICH BIN EIN AMERIKANER »

A – Chaque fois que Lang se rendait à l’étranger, les gens croyaient bon de lui rappeler son passé viennois. Il n’appréciait pas cela, il répétait : « Non, je ne suis pas Autrichien, je suis Américain ».

Q – S’EST-IL RÉELLEMENT « ASSIMILÉ » À LA CULTURE ET À LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINES?

A – Non, je ne le pense pas. Je le sens profondément marqué par la culture autrichienne, par la psychanalyse… Il a traîné toute sa vie un carcan rigide, propre à cette société austro-hongroise où vous vous sentiez perpétuellement surveillé, observé par les autres. L’humour viennois lui était en revanche parfaitement étranger

Resté très germanique, Lang ne fréquentait quasiment que des émigrés. Je n’ai jamais vu le moindre Américain chez lui. Il ne frayait pas avec les réalisateurs américains ou expatriés, et je ne suis pas sûr qu’il ait jamais rencontré Wilder ou Preminger. C’était un homme profondément solitaire, qui n’entretenait pas la moindre connivence avec le monde hollywoodien. Il ne parlait jamais d’autres réalisateurs, ne comprenait pas pourquoi Godard lui avait demandé certaines choses sur LE MÉPRIS…

Q – EN DEHORS DU COUPLE JOAN BENNETT-WALTER WANGER (SES PARTENAIRES D’UN TEMPS AU SEIN DE LA SOCIÉTÉ DIANA), EUT-IL JAMAIS DES ALLIÉS SÛRS ?

A – Il s’entendait très bien avec Edward G. Robinson, avec George Sanders, avec Dan Seymour, mais je ne l’ai jamais entendu parler d’autres acteurs avec lesquels il aurait aimé tourner. Quand j’étais chez lui, j’avais l’impression d’être coupé du monde, et à nouveau immergé dans un milieu d’émigrés, alors que j’espérais découvrir l’Amérique.

LANG ET BENNETT

Q – AVAIT-IL UNE CURIOSITÉ À L’ÉGARD DU CINÉMA AMÉRICAIN ?

A – Il avait une vaste collection de livres sur l’Ouest américain, il pensait qu’en explorant ces contrées, en y tournant, il deviendrait lui-même « ein Amerikaner »… Ses trois westerns ne m’ont pas convaincu.

Q – QUELLE AMBIANCE RÉGNAIT DANS SA MAISON CALIFORNIENNE ?

A – Une ambiance étouffante. Avec sa compagne, Madame Latté, il avait des rapports très tendus, notamment pour de basses questions d’argent. Ils faisaient le soir des comptes d’apothicaire… Je me suis senti à l’étroit dans ce monde.

Q – À QUOI RESSEMBLAIT CETTE VILLA ?

A – Elle était de dimensions et de style classiques, très dépouillée, sans aucune fioriture, avec un mobilier mexicain aux contours rectilignes. C’était aussi austère qu’un plan d’architecte. Cela tenait peut-être aussi au fait que Lang avait alors un train de vie beaucoup plus modeste.Il n’y avait rien qui puisse donner la moindre chaleur au salon, il n’y avait pas de piscine. Je pense que Madame Latté a dû le pousser vers cette austérité, car elle avait un grand ascendant sur lui.C’était d’ailleurs une femme extrêmement désagréable, face à laquelle il se comportait en petit garçon.

Q – ÉTAIT-ELLE PLUS JEUNE QUE LUI ?

A – D’une dizaine ou d’une quinzaine d’années, je pense. Ils se connaissaient depuis l’Allemagne. Elle avait perdu son mari dans des circonstances que j’ignore, et je n’ai jamais su comment Lang et elle s’étaient retrouvés en Amérique. Il y a chez lui un goût du secret qui rendait très difficile l’évocation de sa vie privée.

Q – CE FUT UNE LONGUE LIAISON…

A – Oui, mais discontinue. Je parlerais d’ailleurs plutôt de compagnonnage. Je ne pense qu’il éprouvait un vif désir pour Madame Latté. Il aurait sûrement préféré Gloria Grahame. Lorsque je l’ai côtoyé, il ne voyait que des prostituées de haut vol. Cela explique peut-être aussi ses problèmes financiers.

Q – AVAIT-IL UN « VICE » PARTICULIER ?

A- Rien, en dehors de ce « faible » qui révoltait Madame Latté… C’était un auteur de Série Noire, assez doué, Steve Fisher, qui lui donnait des adresses… Au bout d’une quinzaine de jours, Lang, m’a dit « Il faut absolument que vous rencontriez une femme. Laissez-moi faire, je vais vous arranger ça. » Je ne pouvais pas dire non, ni lui demander combien cela coûterait ! Et, effectivement, il m’a mis entre les mains d’une somptueuse « créature », sortie tout droit d’un roman. Après, il m’a félicité et m’a demandé si tout s’était bien passé. Il était entouré d’un essaim de call-girls qui prenaient régulièrement de ses nouvelles. L’une d’elles, faute d’être informée de sa mort, demandé à lui parler, et tomba sur Madame Latté : « Non, Fritz n’est pas là, il est mort, et vous n’êtes qu’une pute! ». Ce dragon le surveillait tout le temps, y compris financièrement.

Q – LANG ÉTAIT-IL JOUEUR ?

A – Non.

Q – QUEL RAPPORT AVAIT-IL À L’ARGENT ?

A – Il avait disposé de moyens colossaux durant sa première carrière, mais une fois à Hollywood, il se montra incapable de discuter argent avec les producteurs. Il percevait des salaires de plus en plus dérisoires. Même avec Brauner, producteur du diptyque Indien, il ne sut pas négocier. Ce qui lui importait, plus que l’argent c’était de pouvoir réaliser le scénario tel qu’il l’avait conçu. À la limite, il aurait pu se contenter de tourner dans une chambre nue.

Q – LORSQUE JE REGARDE LES PHOTOS DE LANG ET THEA VON HARBOU DANS LEUR LUXUEUX APPARTEMENT BERLINOIS, JE N’ARRIVE PAS À ÉTABLIR LE LIEN ENTRE CE DANDY MONOLOCLÉ, LE RÉALISATEUR DE « M » ET « THE BIG HEAT »… IL ME SEMBLE PERCEVOIR UN GOUFFRE ENTRE CES PÉRIODES DE SA VIE…

A – Quand je l’ai connu, il souhaitait s’habiller à l’américaine. Par contre lorsqu’il se déplaçait en Europe, il se croyait obligé d’arborer ces costumes à rayures que plus personne ne portait.

Q – L’HOMME AVAIT-IL CHANGÉ AUTANT QUE SES PHOTOS LE SUGGÈRENT ?

A – Ceux qui l’ont connu à diverses périodes disent que ses rapports avec les acteurs n’avaient guère changé, qu’ils avaient toujours été autoritaires et d’une grande raideur, que renforçait son accent. Il avait ce même comportement directif avec presque le monde. Plus détendu avec les gens qu’il connaissait depuis longtemps, il laissait libre cours à son accent viennois.

Q – VOUS CITEZ À PLUSIEURS REPRISES SA PHRASE : « IL FAUT LAISSER DORMIR SES SOUVENIRS »…

A – Il tenait à oublier sa carrière allemande et sa vie avec Thea Von Harbou. Je suis sûr que ces souvenirs continuaient à le poursuivre, mais JAMAIS il n’a évoqué devant moi le nom de Thea.

Q – VOUS SUGGÉREZ, AVEC FORCE ARGUMENTS, QUE LE RAPPORT, TRÈS VIOLENT, DE LANG À THÉA VON HARBOU CONSTITUE L’OSSATURE DU TIGRE ET DU TOMBEAU.

A – C’est un vieux texte de Fereydoun Hoveyda, paru dans les Cahiers du Cinéma, qui m’avait mis sur la piste. En revoyant récemment le diptyque Indien, j’ai trouvé quantité d’indices et d’allusions qui appuient cette hypothèse en renvoyant au passé de Lang.

Q – « LE TOMBEAU D’UN GRAND AMOUR… »

A – Oui Il ne s’est jamais remis de la trahison de Théa, qui l’avait trompé avec un jeune Hindou. LE TOMBEAU fut l’occasion de transposer ce drame, en inversant ses données.

Q –COMMENT A-T-IL A VÉCU CET AUTRE TRAUMATISME QUE FUT le MACCARTHYSME ?

A – Il n’en fut pas affecté sur le plan professionnel. Il a été interrogé, mais ne fut pas inquiété. On ne retint rien contre lui, des témoins parlèrent en sa faveur, soulignant qu’il n’avait jamais eu d’engagement politique. Comment vécut-il cette période dramatique, je l’ignore car il n’en parlait pas.

Q – SANS ÊTRE UN FILM « POLITIQUE », THE BIG HEAT ÉVOQUE L’EXISTENCE DE LIENS ÉTROITS ENTRE MAFIA ET POLICE…

A – Tout ce qui tenait à la corruption, à la pègre, l’intéressait durablement. Lors de son retour en Allemagne, il suivait tous les faits-divers avec avidité. Il me reprochait de ne pas lire cette presse qu’il trouvait passionnante. Il lisait d’ailleurs tous les journaux, suivait la télé, s’intéressait à tout ce qui était moderne et tenait à partager ses curiosités et ses enthousiasmes.

Q – QUELLE ÉTAIT SON ORIENTATION POLITIQUE ?

A – Ni à droite ni à gauche, on serait en peine de le situer. Seule lui importait l’idée de Justice. Il était outré d’entendre que telle ou telle de ses fréquentations s’était mal comportée. Il fut effaré de voir les Cahiers du Cinéma consacrer un hommage à Leni Riefenstahl. Et quand quelque chose le bouleversait à ce point, il revenait dessus plusieurs jours de suite.

Q – SON RETOUR EN ALLEAMAGNE DÉÇUT BEAUCOUP, SAUF LES CINÉPHILES FRANÇAIS. COMMENT L’A-T-IL VÉCU ?

A – Assez mal. Pour commencer, certains journalistes allemands lui ont reproché d’avoir « déserté » son pays. Sa vision de l’Allemagne d’après-guerre était évidemment tout autre, le pays lui était devenu assez étranger. On aurait pu penser que la solitude qu’il avait ressentie à Hollywood se serait dissipée, mais une autre solitude s’y substitua.

Q – BRAUNER, PRODUCTEUR DU DIPTYQUE « INDIEN », L’A-T-IL TRAITÉ AVEC LES ÉGARDS QU’IL MÉRITAIT ?

A – Il a été très bien reçu par Brauner, mais il y eut des frottements incessants pendant le tournage du TIGRE et du TOMBEAU parce Lang demandait continuellement des rallonges. Il n’avait pas non plus les meilleurs rapports avec ses acteurs dont aucun n’était transporté à l’idée de tourner avec lui. Quand je leur ai demandé des témoignages pour le livre, j’ai reçu des réponses très précautionneuses. Le plus étonné de ses collaborateurs fut sans doute le scénariste. Il croyait que ce serait un travail de routine, mais Lang s’est montré très exigeant, le forçant à remettre sur l’ouvrage, ciselant chaque réplique. « Mais, écoutez, ce n’est qu’une bande dessinée », lui disait celui-ci. « Pas du tout ». Je ne pense pas que Walther Reyer et ses partenaires aient vraiment saisi le dessein Langien, ils ont simplement suivi ses indications. Il était très directif, répondait sèchement « Parce c’est comme ça » quand un comédien s’interrogeait sur telle ou telle indication.

Q – VOUS AVEZ CÔTOYÉ À PLUSIEURS REPRISES HOWARD VERNON, UN DES INTERPRÈTES DE DIABOLIQUE DR. MABUSE, QUI AVAIT GARDÉ DES RAPPORTS TRÈS AMICAUX AVEC LANG. VOUS A-T-IL ÉCLAIRÉ SUR SA DIRECTION D’ACTEURS ?

A – J’ai su que Lang s’était principalement entretenu avec Werner Peters et deux ou trois autres protagonistes du DIABOLIQUE DR. MABUSE. Pour les autres, il s’est contenté d’indications rigides qui demandaient à être suivies à la lettre sans que l’acteur n’en connaisse l’arrière-plan. Il n’a pas été plus explicatif avec Howard Vernon. Quand celui-ci l’a interrogé sur tel ou tel détail, Lang s’est contenté de lui « Tu fais comme ça ». Un peu frustrant…

Q – IL A EU APRÈS LE TIGRE ET MABUSE D’AUTRES PROJETS QUI N’ABOUTIRENT PAS.

A – Sa vue baissait. Il se faisait faire des injections d’une concoction mise au point par un certain Docteur Niehans, qui était censée rajeunir l’organisme. Il fondait certains espoirs sur ce traitement qui n’eut aucun résultat.

Q – CROYAIT-IL POSSIBLE DE PROLONGER SA CARRIÈRE ?

A – Je pense que ces quelques projets furent davantage qu’une diversion, un moyen de rencontrer de jeunes actrices, comme Hawks à la fin de sa vie. Mais Lang ne pouvait tout simplement plus tourner.

Q – COMMENT QUALIFIER SES ÉCHANGES AVEC VOUS ? AVEZ-VOUS PU INSTAURER UN RAPPORT DE CONFIANCE ?

A – Il était toujours sur ses gardes, soupçonneux, très fermé. Je pense que c’est un homme qui a toujours été très inquiet, hanté par la peur. Cela remontait peut-être à sa jeunesse viennoise, où une police secrète épiait les cabarets, rapportait les propos des artistes. Cela a dû le marquer en profondeur.

J’avais du mal à mener une discussion détendue avec lui. Il y avait toujours une tension sous-jacente. Pour l’anecdote : il avait mis à ma disposition des cigares et une réserve de whisky… mais vérifiait régulièrement ma consommation sur laquelle il me faisait des observations… Comment se sentir à l’aise dans ces conditions ?

Q – VOUS PORTEZ SUR LANG CE JUGEMENT DÉROUTANT: « SENTIMENTAL ET CANDIDE, LANG EST UN IDÉALISTE ».

A – Idéaliste, oui, dans le sens où il croyait en une société idéale, mais tout sauf incolore et inodore ; une société n’excluait pas le crime, la violence et les inspirations qui en procédaient.

Q – MAIS « SENTIMENTAL » ?

A – Je l’ai trouvé réellement affectueux et attentionné sur la fin de mon séjour. Il voulait savoir si j’étais en bonne santé. Cela partait d’une amitié vraie, semblable à celle qu’il avait aussi pour Howard Vernon. Il s’ouvrait ainsi, il se laissant aller à évoquer la terrible solitude (« Einsamkeit ») dont souffrait… dont il était grandement responsable.

Q – ÉTAIT-IL CROYANT ?

A – Non, il n’a jamais parlé de religion. Je crois que cela ne l’intéressait pas. Un texte qu’il écrivit vers la fin de vie pour titre « Le Juif errant ». Je ne connais aucune autre référence de cet ordre, et je ne sais à quel besoin elle répondait.

Q – L’UNIVERS LANGIEN EST PLACÉ SOUS LE SIGNE DE LA NÉCESSITÉ. LE MOINDRE DÉTAIL EST SIGNFIANT, ET ENTRAÎNE INÉVITABLEMENT UN EFFET. ÉLABORER UN TEL MONDE À L’ÉCRAN DEVAIT ÊTRE GRATIFIANT POUR LUI, ET ASSEZ RASSURANT.

A – Il a eu maille à partir avec des producteurs et des scénaristes américains en raison de son intransigeance ; il ne cédait rien qui touche à la création de son monde intérieur. Vers la fin de sa vie, je pense qu’il fut heureux de n’avoir fait aucune concession. Ce qui était sur l’écran lui appartenait en propre…

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Interview : Olivier Eyquem

 

Alfred Eibel : « Fritz Lang ou Le dernier bond du tigre », Klincsieck, 2017, 21 €

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Pierre Rissient : MISTER EVERYWHERE

Ce livre d’entretiens surprendra sans doute les jeunes cinéphiles qui n’auraient pas entendu parler de Pierre Rissient et ignoreraient les multiples activités que celui-ci mène depuis soixante ans. L’homme, cinémane infatigable, éminence grise et entremetteur prolixe, accessoirement scénariste et réalisateur, s’est démené sous toutes les latitudes pour la cause du 7ème art, a hanté tous les festivals, et connu tous ceux qu’il importe de fréquenter dans le monde du cinéma. Celui que son ami Clint Eastwood a surnommé « Mr. Everywhere » possède de multiples cordes à son arc, et tant de  visages qu’il a choisi… Robert Redford pour l’incarner en couverture.

C’est peut-être en commençant par l’attachant récit de ses années de jeunesse qu’on saisira le mieux sa personnalité. Le besoin de convaincre le lecteur n’ayant pas encore émergé en lui sous la forme impérieuse, catégorique, qu’il prit souvent, nous découvrons avec plaisir un lecteur omnivore, passionné de poésie, dont nous nous demandons finalement si ce n’est pas davantage en poète (frustré ?) qu’il a souvent appréhende le cinéma, plus sensible à ses fulgurances qu’à la rigueur de ses architectures scénaristiques, à la cohérence du jeu, etc. Un attachement fervent, mais jamais clairement défini à la « mise en scène » a constitué l’alpha et l’oméga du « macmahonisme ». Rissient fut la figure la plus active de cette mouvance (école, secte, chapelle ? je vous laisse le choix)dont l’influence serait restée infinitésimale sans son éloquente conviction. Plus que par des écrits ou un travail critique suivi et structuré, c’est par la parole que Rissient amena la critique française (ou plutôt parisienne) à s’intéresser à quantité de cinéastes que celle-ci sous-estimait ou méconnaissait. Les plus évidents furent Walsh, Preminger, Losey, le Lang américain. Le travail accompli à cette époque ne saurait être contesté. On l’apprécierait encore plus s’il ne s’accompagnait de rejets abrupts qu’il serait fastidieux de lister (Hitchcock et Welles sont deux exemples notoires du bêtisier macmahonien où l’on voit aussi ériger en chef-d’œuvre « Les Aventures d’Hojji Baba ».)

Devenu attaché de presse, Pierre Rissient accomplit avec Bertrand Tavernier un travail considérable qui ne devrait pas occulter celui, bien plus structuré et argumenté d’un Simon Mizrahi pour le cinéma italien, ou de Jean-Claude Missiaen. Aujourd’hui, l’information passe par d’autres canaux que la presse écrite, et la cinéphilie se nourrit ailleurs. Elle est plus dispersée, mais peut juger sur pièces, et s’en laisse moins aisément conter. Adieu, gourous d’antan un rien terroristes, adieu, chapelles  et batailles d’Hernani… Une page s’est tournée, et c’est avec un sourire indulgent que nous saluons cet âge héroïque dont Rissient demeure une figure clé. Nul ne peut blâmer celui qui s’attache  à faire aimer découvrir…

 

Olivier Eyquem

Pierre Rissient : MISTER EVERYWHERE. Entretiens avec Samuel Blumenfeld, avec la participation de Marc Bernard. Préfaces de Clint Eastwood et Bertrand Tavernier. Institut Lumière/Actes Sud, 2016, 23 €

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Olivier Minne : « LOUIS JOURDAN, le dernier french lover d’Hollywood »

inconnue4-copieLe titre a de quoi allécher les cinéphiles curieux de tout ce qui touche à Hollywood et un « âge d’or » qui se perd déjà dans les brumes. La longue carrière de Louis Jourdan renferme quatre titres marquants : « Le Procès Paradine » d’Alfred Hitchcock, « Lettre d’une inconnue » de Max Ophuls, Madame Bovary » et « Gigi » de Vincente Minnelli. Ces films, inégaux, tracent le portrait d’un charmeur distingué, nonchalant, qui se plaignait sans conviction d’être victime d’un physique trop avantageux, mais qui, sorti du « système », ne réussit pas davantage à s’affirmer, alignant paresseusement des rôles alimentaires qu’on peine à se remémorer.

On pouvait espérer de cette épaisse biographie (600 pages !)quelques révélations, voire une réévaluation, mais la moisson est des plus minces. À l’image de ces chefs qui épaississent la sauce pour masquer la médiocrité des ingrédients, Olivier Minne nous noie sous une masse de bavardages et de digressions « didactiques » superfétatoires. Cinq ans de fréquentation assidue d’un Jourdan reclus et fatigué (2010-2015) ne produisent qu’une trentaine de pages utiles (essentiellement sur « Le Procès Paradine », la personnalité de David O. Selznick, les répétitions orageuses de la pièce « The Immoralist », qui valut le Donaldson Award à l’acteur… mais virtuellement rien sur « Lettre d’une inconnue » unique chef-d’œuvre du comédien.)

Cette indigence est aggravée par une pléthore d’erreurs factuelles et de coquilles, engendrant une exaspération croissante chez le lecteur. C’est ainsi que « Seuls les Anges ont des Ailes » se voit successivement attribué à Howard Hawks et Frank Capra (p. 198), puis considéré, avec « La Dame du Vendredi » et « Le Port de l’Angoisse » comme une trois meilleures « screwball comedies » de son auteur (p. 368) ; que Minnelli perd un « n » à plusieurs reprises ; que la tristement célèbre Commission Hays devient Haynes (p. 454) ; que Frederick Loewe (de « My Fair Lady »)perd son « e » final (p. 455) ; que Jason Robards, Jr. deuxième époux de Lauren Bacall devient Bobards, Jr. ; que l’agent Irving « Swifty » Lazar hérite d’un « e » final comme celui qui selon la Bible se serait relevé ; que nom des les historiques studios de Borehamwood est écorché ; que Jack Palance bénéficie d’un « l » redoublé ; que la comédie musicale « On A Clear day You Can See Forever », correctement titrée une première fois, devient soudain « On a Clear Day View » ; que la Cannebière perd un « n » en cours de route…

Au chapitre des fabrications langagières, on découvre le « tries out » (pour try-out) et l’on apprend que « La Créature du Marais » de Wes Craven relève du « film d’anticipation/fantastique/has been » dont on peine à cerner la nature. Jourdan est aussi censé déclarer « Moi, je suis un character actor », c’est-à-dire un comédien à emploi unique, celui de l’amant », contresens patent puisque le propre du « character actor » (acteur de composition) est de pouvoir tenir une multitude d’emplois : flic, méchant, barman, épicier, etc.

La traîtresse langue de Shakespeare engendre enfin quelques énormités dont la plus savoureuse est sans conteste la traduction (p. 538) de « sweater girl » par LA FILLE QUI FAIT TRANSPIRER. Sur ce franc éclat de rire, amis du Septième Art, tirons l’échelle…

 

Olivier Eyquem

 

« Louis Jourdan – Le dernier french lover Hollwyood », Éditions Séguier, 2017, 22, 90 €

 

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MES ANNÉES AVEC JOSEPH LOSEY, de Patricia Losey

Patricia Losey a partagé la vie de Joseph Losey à partir d’EVA et jusqu’à son décès. Durant ces vingt-deux années, les vies privées et professionnelles du cinéaste et de sa compagne, épouse, assistante, traductrice et collaboratrice furent étroitement mêlées, et c’est de cette imbrication que le témoignage, souvent décousu, de Patricia tire son intérêt, charriant en son sillage quantité de faits « vécus », notés sans réel souci de synthèse. Le lecteur est appelé à ratisser large et à faire preuve patience pour ne pas laisser échapper les anecdotes et touches « d’ambiance » les plus intéressantes. Il découvrira ainsi sur le vif les tournages idylliques  d’ACCIDENT et THE SERVANT, les rencontres et les amitiés durables que la narratrice noua avec des hommes aussi précieux que Dirk Bogarde ou Harold Pinter, la fidélité de Jeanne Moreau, les caprices d’une Monica Vitti, les empoignades du couple Burton/Taylor… Tout en veillant scrupuleusement à préserver l’intimité de son couple, Patricia Losey livre bien des éléments éclairants sur la personnalité complexe et tourmentée du cinéaste. On croyait les pires années de combat closes avec la fin de la Liste Noire et l’adhésion naissante du public français puis international, mais on découvre que les tourments n’ont fait que se déplacer : escarmouches avec les producteurs d’EVA et MODESTY BLAISE, lutte vaine contre infamant certificat X de la censure britannique attribué à POUR L’EXEMPLE, efforts héroïques pour faire aboutir les projets PROUST et AU-DESSOUS DU VOLCAN. Les problèmes de santé récurrents, l’alcool omniprésent, les angoisses, les démêlés avec le Fisc, le spectre de nouveaux exils, des conflits jamais résolus avec sa mère font de la vie de Losey un champ de mines, et l’on admire d’autant plus  sa formidable énergie, sa rigueur intellectuelle, son aptitude à obtenir le meilleur d’un Gerry Fisher, d’un Harold Pinter et de certains labos, reconnaissants de se voir offrir l’occasion de se surpasser.

La stature posthume de Losey nous a fait oublier les incertitudes, les passages à vide critiques des années soixante et soixante-dix : EVA fut très mal reçu et abondamment coupé, l’admirable SERVANT fut, contre attente, tièdement accueilli, de même qu’ACCDENT et MONSIEUR KLEIN, qui figurent sans conteste parmi ses grandes réussites. DON GIOVANNI fut sauvagement éreinté à New York, etc. Patricia Losey consigne objectivement ces faits et nous rappelle à bon escient que rien n’est jamais gagné… ni perdu dans une vie d’artiste, aussi chaotique soit-elle.

Olivier Eyquem

N. B. Un mot pour regretter que le travail éditorial soit aussi relâché : traduction gauche, imprécisions, abondance de coquilles…

Éditions L’Age d’Homme, 2015, 512 pages, index, 22 €

 

 

 

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ÉCRITS DE CINÉMA, de Henri Langlois

Cet homme est une légende. Il le fut déjà de son vivant, et n’a rien perdu de son aura. On le célèbrera sans doute longtemps comme LE pionnier du sauvetage et de la conservation de films – de tous les films, insisterait-il, tout en sachant le caractère utopique d’un tel projet qui outrepassera à jamais les capacités d’une armée de conservateurs. Il fallait du courage, un drôle de culot, une passion teintée de foie douce pour concevoir cette entreprise sans appui institutionnel. Langlois fut l’un des premiers cinéphiles agissants, qui permit à Rohmer, Truffaut, Rivette, Godard… de faire leurs classes dans le sanctuaire originel de l’avenue de Messine. Rien qu’à ce titre, il peut être considéré comme l’un des parrains de la Nouvelle Vague.

Tout a été dit de cette aventure où se mêlent, non sans confusion, muséographie,  collectionnite aiguë, conservation et mise à disposition. Car Langlois, homme d’instincts et d’engouements foisonnants fut tout sauf ordonné. Ses collaborateurs, une fois mis en confiance, nous livrent à ce sujet quantité d’anecdotes navrantes et hilarantes. Le lecteur de ces « Écrits de cinéma » ne saurait s’en surprendre : de page en page, il découvre  un visionnaire éclectique, brouillon, exalté, grandiloquent, durablement (douloureusement?) partagé entre sa Turquie natale et la France, mais ayant élu comme vraie patrie la terre sans frontière que constitue le cinéma. « Je pense cinéma, dit-il, je vis cinéma, mon imagination est cinéma ». Ou encore « Par mon éducation, je suis absolument international. » Sa curiosité le pousse vers les étrangers, par une sympathie naturelle qui débouche sur une complicité intellectuelle immédiate. Sa découverte émerveillée de l’Amérique, et tout particulièrement de l’Amérique Noire, en est un signe parmi d’autres. Se sentir perpétuellement « chez soi » dans un ailleurs éternel n’est-il pas la meilleure définition de la cinéphilie absolue, soif inextinguible d’images qui fait de chaque écran une fenêtre sur l’infini? « Le cinéma est cette force qui vous arrache à la banalité, ce songe qu’on fait tout éveillé, cette boite à rêver qui est le plus puissant plaisir de l’imagination. »

Cet homme fut un incorrigible glouton, porté par un enthousiasme échevelé qui défiait toute rationalité critique (il anticipait avec horreur l’avènement des écoles de cinéma et se méfiait aussi des « professionnels de la profession ») En transe après une vision du (médiocre) « Song of Songs » Rouben Mamoulian, il submerge son lecteur d’effusions solipsistes, sans trop se soucier de ce qu’il en restera. Il aligne des jugements péremptoires, dénonce à n’en plus finir la parlant qui l’arrache aux voluptés du muet. Bien plus tard, il dira préférer le doublage au sous-titrage… mais programmera avec désinvolture des copies mutilées à double sous-titrage franco-arabe, sorties d’on ne sait quelle caverne d’Ali Baba libanaise. Passons, charitablement, sur les documents uniques prêtés par de grands cinéastes, qui ne revirent point le jour…

Mais trêve de sarcasmes pinailleurs : l’homme, avec tous ses défauts, continue de fasciner par sa fructueuse « folie ». Comment lui reprocher sa lutte contre l’oubli de maints trésors, comment ne pas faire écho à ce cri d’alarme toujours actuel : « Nous sommes en train de vivre, jour après jour, l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie… Jamais le danger de destruction des films n’a été plus grand. » C’était bien des années avant que la pellicule  ne soit dévorée par le numérique, avant que les salles ferment par milliers pour devenir des parkings et des supermarchés… Alors, vive le Langlois visionnaire, et pour le reste « He was some kind of a man ».

Olivier Eyquem

Henri Langlois « Écrits ce Cinéma » La Cinémathèque Française/Flammarion, 2014. 866 pages, index des films et des noms

32 €

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UN DIABLE D’HOMME, PROBABLEMENT (à propos de « JEUNE FILLE » d’Anne Wiazemsky)

C’est un nouveau récit d’apprentissage que nous livre ici Anne Wiazemsky. L’histoire d’une mutation, chevillée à une réflexion adulte sur les rapports de pouvoir et de séduction mutuelle que la réalisation d’un film fait surgir entre un metteur en scène et son actrice.
Avant de présenter Anne à Robert Bresson, son amie Florence Delay (la Jeanne du « Procès de Jeanne d’Arc ») lui a fait une confidence qui a tout l’air d’un encouragement, voire d’une prescription : « Il va t’aimer, tu seras heureuse. » N’est-il pas étrange de décrire ainsi un « simple » tournage à la virginale débutante de dix-sept qu’est Anne Wiazemsky? Mais rien ne sera simple en l’occurrence, et l’aventure (artistique, amoureuse ?) d’AU HASARD BALTHAZAR sous la houlette de Bresson s’annonce d’emblée exaltante et mouvementée. R. B. accroît le trouble d’Anne en adoptant tout de suite le ton d’un soupirant jaloux, alors même qu’il ne semble pas fixé sur le choix de son héroïne. Une première lecture à deux voix rassure la jeune fille sur son potentiel : « Nos respirations s’étaient vite accordées », dit-elle avec une feinte innocence, comme s’il ne s’agissait que d’exercices. Comblé par ce premier rendez-vous, Bresson lui remet le scénario de BATHAZAR (quel meilleur signe de confiance espérer à ce stade ?), et lui demande de revenir sans Florence, trop au fait de ses procédés.
Vient alors le premier essai caméra, épreuve intimidante qui vit trébucher des milliers de comédiens. Anne se place sans effort dans la lumière de Ghislan Cloquet, nounours attendri qui la protègera tout au long du film. Il lui suffit alors de suivre la voix de Robert Bresson, cette voix blanche qu’il exige d’elle : « Je devais m’en remettre à lui, accepter de m’abandonner ».
C’est alors que se dresse un obstacle imprévu. R. B. doit obtenir l’aval de François Mauriac, tuteur d’Anna, pour l’engager ; or, Claude, fils de l’écrivain, choisi pour transmettre le script, a réservé au cinéaste un accueil qu’il juge glacial. S’ensuit un stupéfiant coup de fil où un Bresson bouleversé, au comble de l’angoisse, déclare Anne « indispensable » à son projet. On imagine l’impact de cette « déclaration » dont on hésite à démêler la part de calcul et de manipulation. La « crise » se dénoue lorsque Mauriac donne de bon cœur sa bénédiction à Anne, comme il le fera un peu plus tard de l’entrée en scène de Godard. (Cf. « Une année studieuse »)
Florence, l’entremetteuse, se retire du jeu, non sans avoir distillé un puissant philtre d’amour : « Tu devras toujours lui obéir, apprendre la docilité, le don de soi. » C’est à peu de choses près ce qu’O s’entend dire au début de son Histoire ; Bresson en Sir Stephen ? On le croirait volontiers tant il met d’empressement à enfermer Anne en son domaine, à l’éloigner de ses amis (« Ne me parlez plus de ces gens qui me semblent bien ordinaires »). Ravie de passer entre les mains du grand coiffeur Alexandre, la débutante s’amuse comme une petite fille d’essayer, sous le regard effaré des vendeuses de la Samaritaine, les tenues rustiques et malséantes qu’impose son rôle. C’est que tout la surprend et lui plait dans cette aventure : « Je l’écoutais, disponible, séduite. » L’est-elle encore lorsqu’il lui prend la main durant une projection, la caresse, effleure sa joue, la sépare du reste de l’équipe, la fait coucher dans la chambre voisine, énonce sur le ton de l’évidence « Pendant le tournage, je vous veux tous les jours avec moi. » Les soirs aussi, dirait-on, puisqu’il l’escorte rituellement à travers le parc, profitant de la tombée de la nuit pour tenter de lui arracher un baiser, qu’elle lui refuse sans se laisser fléchir par ses plaintes (« Soyez gentille avec moi ». Ces timides assauts la mettent mal à l’aise, peur, honte, attirance se mêlant à un désir qu’elle ne sait identifier. Craignait de perdre pied, elle décide d’allumer un contre-feu : un amant, voilà ce qu’il lui faut pour résister aux avances de l’homme Bresson tout en se soumettant aux moindres demandes du metteur en scène. C’est ainsi qu’en toute discrétion, elle vit, à Paris, sa première nuit d’amour qui l’arrache un temps à l’inquiétante emprise du barbon (« Je comprenais qu’il avait perdu le pouvoir de me troubler ») et lui permet de le repousser avec assez de fermeté : c’est lui qui baissera les yeux…
Anne Wiazemsky relate avec une fraîcheur irrésistible cette riposte qui lui fait marquer une victoire, à défaut de gagner la « guerre » que continue d’être le tournage. R. B. dispose, en effet, d’atouts bien plus persuasifs que ceux de la novice, pieds et poings liée à celui qui aura toujours le dernier mot, fût-ce par des ruses éhontées. Les déclarations les plus tendres (« Votre peau est si douce », les soupirs (« Vous êtes méchante ! ») alternent avec des brimades dont elle perçoit sans mal le sens. Sur le plateau, R. B. loue son travail pour mieux rabaisser certains de ses partenaires (dont Pierre Klosswoski), taxés d’incompétence. Le viol, une des scènes des plus astreignantes, devient une épreuve de force. Après avoir tout donné dès la première prise, Anne est obligée d’en faire sept, jusqu’à ce que Cloquet expose et accuse Bresson de sadisme. Le réalisateur, haï d’une bonne partie de l’équipe, n’est pas au bout de peine, car l’Âne Balthazar n’en fait qu’à sa tête (« Il n’écoute jamais ce que je lui dis », geint R. B., insensible au grotesque du propos.) Une scène de gifle dévoile un sous-texte plus obscur. Bresson a, bien sûr, demandé que la claque administrée par « François » – un des « mauvais garçons » de l’histoire – soit feinte. Celle qu’Anne reçoit, la laisse groggy. Bresson se désole, patelin : « Ce n’est pas bien, François, pas bien du tout », mais quelques instants plus tard, Anne et Cloquet le surprennent en train de féliciter discrètement le « maladroit »…
Pourtant, comment résister à la gentillesse de l’équipe, à la magie sans pareilles des tournages de nuit, au charme de Bresson, à la sincérité de ses déclarations, à la ferveur de ses caresses, désamorcées par l’intime et discrète métamorphose de la jeune fille. Des années plus tard, la femme adulte pourra ainsi écrire : « Je savais que personne ne m’avait jamais regardée avec autant d’amour ». En fin de tournage, Bresson obtiendra d’elle qu’elle reste à ses côtés, cette fois sans malice, ni ruse, ni chantage.
ELLE : « J’ai été si heureuse auprès de vous .»
LUI : « Moi aussi, votre jeunesse m’a rendu jeune. »

Olivier Eyquem

 

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PASCAL BRUCKNER : « Un bon fils »

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L’amère ironie du titre n’échappera à personne. Comment Pascal Bruckner a-t-il pu devenir le « bon fils » d’un aussi mauvais père ? Enfant, il souhaita plus d’une fois une mort violente à cet abominable géniteur. Des légions de « bons fils » en ont fait autant, dans des circonstances bien plus ordinaires ; une remontrance infondée, une gifle, une privation de dessert suffisent parfois à éveiller des pulsions assassines qui retomberont très vite. Mais, ici, nous frôlons l’abjection, et Bruckner, avec un courage qu’on ne saurait prendre pour de l’impudeur, sonde ses plaies pour en remonter les pires saletés : violences verbales, puis physiques, humiliations odieuses infligées à une femme impuissante et consentante, terreurs nocturnes de l’enfant, entendant derrière les murs les insultes, puis les cris et les coups s’enchaîner en un infernal crescendo.
La cause semble entendue : rien ne peut excuser un tel homme, baissons le rideau sur ces confessions, tirons la chasse. Mais toute forme d’inhumanité mérite qu’on s’y attarde. Non pour la justifier ou mollement la « pardonner », mais pour en percevoir les nuances. Le « monstre », en l’espace de quelques pages, gagne en épaisseur et ne laisse de nous surprendre, tout comme il fascina (paralysa ?) les siens par sa culture, son érudition, ses talents culinaires et autres qualités non négligeables.
Que dire alors de sa victime ? Pascal Bruckner, aujourd’hui encore, se reproche de n’avoir pas osé intervenir pour mettre fin à l’ordalie maternelle. Il aurait dû… bien sûr, comme se le disent des millions « d’orphelins » adultes, car il y aura toujours en nous ce regret de n’avoir pas trouvé les mots, les gestes qui rendent plus agréables la vie de nos parents. Mais la mère, quelle que fût sa complicité avec son fils, avait verrouillé un « système » mettant en échec toutes ses tentatives pour lui offrir une autre existence. Dévote comme on pouvait l’être en ces temps, elle refusait obstinément d’envisager le divorce, alors même que son mari étalait insolemment ses conquêtes. Sa haine viscérale du corps, du sexe, et, globalement, de la Femme étouffèrent en elle toute trace de féminité et lui firent tenter d’écarter celles qui auraient pu « dévoyer » son fils et compromettre sa santé. (En vain, faut-il le préciser…) Épileptique dès la petite enfance de Pascal, elle le resta à vie, contracta une maladie de Parkinson, collectionna toutes les pathologies concevables. Ses derniers mois furent un calvaire qui, soudain, fit du père-monstre un modèle de dévouement. L’histoire ne s’arrête pas là, comme on verra bientôt.
Sombrer ou fuir, l’alternative était limpide. L’enfant commença par se construire une forteresse intérieure : le Verbe deviendrait son refuge pour la vie, avec pour compagnons les héros les plus délurés de la bande dessinée, puis les grandes figures du roman, et enfin les maîtres à penser, pères de substitution. Mieux encore : il mit à son service la « Plume », si agile à refaire la réalité dès qu’on sait la manier : « Je mis à écrire pour ne pas être écrit par les miens. » Plutôt que de se révolter, il adopte un « principe d’extériorité » qui le rend indifférent à tout ce qui pourrait l’entamer. Il découvre ainsi la vulnérabilité du « caïd », dominateur en privé, pleutre face à ses supérieurs.
Plus positivement encore, c’est la découverte éblouie de Paris, à quelques mois du grisant Mai 68 qui sera le tournant de la vie amoureuse, intellectuelle et idéologique vagabonde de Bruckner. « L’art d’écrire est inséparable d’un art de vivre », dit cet « électron libre » qui saura se distancier de Sartre et Barthes, mais aussi de sa propre génération qui après « avoir tué l’autorité paternelle s’est cherché désespérément des pères de remplacement. »
Au fil du temps, Bruckner réalise cependant que l’euphorie des sixties, la fuite hors du nid de vipères familial ne suffisent pas à exorciser le spectre paternel. L’empreinte se révèle bien plus profonde qu’il ne croyait : « Pendant des années, je me suis surpris à piquer des rages… dans ma voix, j’entendais la sienne. » Quoi qu’il fasse, Bruckner reste un « fils de », cherchant à sortir de la nasse, et sachant bien que « s’émanciper, c’est s’arracher à ses origines tout en les assumant. »
Cette tâche se révèle encore plus dure lorsque le père-monstre, fui depuis des années, fait son retour et exige une présence quotidienne. Après la mort de sa mère, Bruckner se retrouve donc démuni face à un vieillard devenu étranger. Mais comment repousser cet homme qui, après un illusoire virage à gauche, se répand à nouveau en ignominies racistes, antisémites, fascisantes ? Ordures aux lèvres, ordures piochées dans les poubelles, s’entassant un studio taudis infesté de cloportes. En un flash qui le ramène tout droit à son fantasme enfantin, son enfance, Bruckner se voit laisser tomber pour de vrai ce géniteur revenu empester sa vie par ses délires insanes. Un diabète à complications gangréneuses le fait partir en petits morceaux, jusqu’à ce qu’un arrêt cardiaque ait raison, en 2012, de celui qu’on souhaiterait n’avoir qu’à haïr et oublier au plus vite.
Dans des dernières pages chargées d’émotion, Bruckner s’abstient de jeter l’anathème : le dossier est déjà assez lourd. Il parle de « haine », mais aussi de « tendresse navrée, mâtinée d’exaspération », et reconnaît n’avoir pu se résoudre à l’abandon, comme le font tant de « fils de ». Il refusera de voir le cadavre, pour ne garder que l’ultime image « d’un homme souriant à la fenêtre », saluant gentiment son fils et sa petite-fille. Qui sait, ce triste individu était peut-être, aussi, capable du meilleur ? « Chaque homme est plus grand que lui-même », conclut celui qui aura dû « attendre l’âge de 63 ans pour sortir de l’état de minorité. »

Pascal Bruckner « Un bon fils », Grasset, 2014, 18 €

Olivier Eyquem

 

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